Voix anciennes
1.
L’enfance ne fuit pas d’un jour aux lendemains,
Elle habille le corps, en traces surannées,
Flammes jamais éteintes. Mais la sourde blessure
Recuit sous la cuirasse où gîtent nos misères.
Pareil au crustacé, fluctuant aux lisières
L’homme cherche l’amont devant la vie future
Qui toujours se dérobe ; erre au fil des années,
Promesse inachevée, comme sable en nos mains.
Et le marmot prudent, touchant en ses prémices,
Qui fait ses premiers pas et s’ébroue puis s’élance,
Le cœur qui se découvre, aux tendresses des âmes ;
Qui s’offre et se confie, parcourt, en quelques trames,
Un chemin dérisoire ; mais, dès lors qu’on s’avance
Plus rude et plus étroit, bordé de précipices.
2.
Alors on se retourne, incapable jamais
De franchir à rebours cet espace ténu
Qui sépare de nous l’enfance en ses pensums,
Si proche dans l’hier, rades incontournables.
Où sont tous ces enfants, gracieux et vulnérables,
Poses décolorées figées dans les albums,
Graves photographies d’un passé froid et nu,
Enlacés par des ombres figées, désormais ?
Nulle sente effacée ne rassemble nos pas,
Les images nous mentent, notre œil s’y dépare.
On reconnaît les gens, les biens, les choses, soit ;
La pièce, les rideaux, mais le reste déçoit
Où la mémoire muette obscurément s’égare
À contempler la scène où l’on ne paraît pas.
3.
Il y avait des odeurs, le pouce dans la bouche,
Cet engourdissement si proche de la veille
Où les voix nous berçaient ; les grandes mains des hommes
Qui soulevaient nos ris ; puis les douces paroles,
Carrosses, Carabosse, folles fariboles,
Zorro, la nuit et ses fantômes...
Entière dans l’instant l’enfance s’émerveille
Avance en souriant vers le soir et se couche,
Toute prête à renaître en l’unité bruissante.
Et puis un jour paraît, ni tout à fait le même
Ni autre tout à fait. L’adolescent rageur
Assassine, maussade un gosse encor blagueur
Qui résiste et subsiste et furtivement sème
En notre coeur mouvant la nostalgie puissante.
4.
Or, mystérieusement, plus l’âge nous immole
Plus elle mord en nous de subtiles matières.
Lancinante elle sculpte la pulpe d’un rêve
Où s’inscrivent nos peurs, nos manques, nos plaisirs.
La source ancienne suinte aux ultimes désirs
En l’intime de l’être. Et l’on parcourt la grève
De l’océan vital, l’œil empli de chimères,
L’urgence d’exister, vague, battant le môle.
Le joug du devenir, où décline l’espoir,
S’épuise en notre marche : on vaque, l’on espère,
Le temps fuit, nous dépasse, il nous glace, nous froisse.
Et l’on craint de vieillir, aux berges de l’angoisse
Loin de la rive en nous qui tremble, où exaspère
Cette petite voix qui criait dans le noir.
mai 2004