Dépression
(Après une lecture de Valéry)
Je sais le seuil étroit fermé sur ma détresse,
La trappe dérisoire où veille ma démence
Et les néants obscurs gisant auprès de moi.
Ne t’en approche pas, ne tente pas le diable :
Il est des ouragans qui se lèvent si vite
Qu’ils fracassent d’un coup tes retraites ultimes.
Et te voici fétu, jeté dans la tourmente,
Hurlant ton désespoir vers les cieux immobiles
Où nul accent divin ne retentit jamais.
Éloigne-toi - peux-tu ? - de ces instants terribles
Où l’âme semble nue, brisée par tous les vents ;
Où la vrille atroce du malheur invincible,
En ce corps misérable hante la tourbe offerte.
Il faut tenter de vivre, hisser le faux-semblant
De nos vies de cocagne, amère certitude
De ce cercueil béant, face au rire éternel
Des macabres reliques où meurt l’espérance.
Écoute le propos du poète qui doute
Et prolonge sa veille aux confins de la nuit,
Quand l’aube bienveillante immole ses prémices.
Écoute sa voix d’or qui murmure dans l’ombre,
Imperceptible vague, pourtant si présente ;
Tel un regard braqué sur les constellations
Myriades d’yeux ouverts sur le visage immense
De l’insondable éther. Sais-tu qu’un bref éclair
Versé dans l’infini voyagera encore
Quand tu n’y seras plus ? Un simple mot, peut-être,
Un simple cri d’amour, cette caresse aimante
De la mère attentive à l’enfant qui s’endort
Et le petit bruit doux qu’il fait quand il soupire ;
Et ce tendre baiser qu’on n'ose pas cueillir
Sur la lèvre implorée de l'être qu’on adore,
Et son gémissement dans l’amoureux transport ;
Ce labeur consentit dans la chaleur du jour ;
Le battement secret de ton cœur qui approuve,
Ou ta paupière close à l’heure du repos !
Enfin, tout ce qui passe, enfin tout ce qui vit ;
Porté par le mystère indicible des choses,
Projeté dans l’azur par cet élan primal
Qui fait danser les corps au mitan de la vie ;
La musique joyeuse en la vigne nouvelle,
Où naisssent des enfants pour déchiffrer le monde ;
Qui fait l’amour si rare, blessure profonde
D’avoir été touché par le désir terrestre ;
Qui fait l’éternité dans la voix du poète
Et son chant obstiné sous le fracas mortel
Des hommes épuisés à construire des murs.
Écoute, sous le bruit fatal des sépultures,
Entend ce chant subtil masqué par les moteurs,
Par l’infernal manège des bateleurs de foire ;
Sous la veule frairie des machines à sous :
Il te parle d’amour et d’immortalité,
Il te donne à rêver un monde à recréer
Inaltérable épure épousée au réel.
juin 1996