Dans le temps du rebours
1.
Je ne sais plus son nom, mais me souviens de lui
Comme d’un grand gars maigre. Enfant, ce qu’on ignore
En soi on le pressent confusément inscrit,
Et l’angoisse des mots marque l’âme en éveil.
En ce qui n’est point dit, à un masque pareil,
Le gamin innocent perçoit le manque écrit
Et l’interprète, hâtif, des pensers qu’il colore,
Comme en un ciel couvert un vague rayon luit.
« Dès demain, disait-il, je vais à l’hôpital
Me faire charcuter… » Quelque chose, en suspend,
Au revers de la phrase, éludait le silence.
Ce n’est qu’un bref éclat, un souvenir d’enfance,
Une ombre évanouie, écho qui me surprend
Moi qui désormais perd de mon élan vital.
2.
J’ai porté ma souffrance au bloc opératoire,
On a ôté de moi la tumeur assassine,
Je n’ai pas recouvré ma santé d’autrefois,
J’attend la rémission en mon propre retour.
En ma sente volage, imprévu, ce détour
Obère un avenir, et je songe parfois
Que ma tombe est ouverte, où la chair se destine
Au verbeux mausolée que sera ce grimoire.
Et voici, ce regard de jadis me revient,
Le trouble de mon père et sa gêne palpable,
Sa parole trahie qui se perd et s’épuise.
Et mon propre mutisme où désormais je puise,
À l’autre bout de l’âge un décor misérable,
Dans le temps du rebours la rime qui convient.
novembre 2014