Trophée

Publié le par Lionel Droitecour

... Mais pourquoi donc était-il nu ? Pour l’humilier, pour l’avilir, pour mutiler sa chair sanglante ...

... Mais pourquoi donc était-il nu ? Pour l’humilier, pour l’avilir, pour mutiler sa chair sanglante ...

Je feuilletais un jour, au rayon du libraire
Les pages des albums. Souvent, la guerre inspire
Le peintre dans sa fresque, ou bien le photographe
Qui, dès les premiers temps de cet art du mensonge

Usa des sels d’argent pour déciller nos yeux.
Il montre l’innommable et, plutôt que la gloire
Et sa geste imbécile, comme aux tableaux de genre
Dont le musée s’encombre, il préfère l’horreur.

Inexcusable, il cherche à saisir le trépas
Dans son cadre, et l’abus de la composition
Met l’agonie en scène, et parfois la retouche.
J’avais entre les mains les morts de la Commune,

Cette guerre civile absente à nos mémoires
Parce que l’histoire est fruit de ceux qui ont vaincu.
Je tombais, dans ce livre d’image, en arrêt
Sur ce cliché étrange. Il me hante, depuis.

Deux soldats versaillais tiennent debout, entre eux,
Comme on fait d’un trophée, un cercueil découvert
Dans lequel un mort nu s’exhibe à nos regards.
Ils posent tout farauds, laids, devant ce macabre ;

L’un, son poing à la hanche, accoudé comme au bar,
L’autre fumant sa pipe, ainsi qu’en la terrasse ;
Ces deux bougres jovials auraient l’air sympathiques,
Hors du contexte qui nous les rend inhumains.

Et là, entre leurs mains, ce gisant qui les toise
De sa haute stature, coincée, tassée, recluse
En l’étroitesse écrue de ce bois d’injustice.
Pour lui point de suaire, et non plus de pudeur :

Ils en ont dépouillé le corps, privé de vie,
Du colosse meurtri qui les aurait fait fuir,
N’étaient les trous creusés dans sa large poitrine
Par les balles de ceux qui l’avaient fusillé.

Mais pourquoi donc était-il nu ? Pour l’humilier,
Pour l’avilir, pour mutiler sa chair sanglante
Du rempart dérisoire qui masque nos misères ?
Soudain ce mort sans nom qui capte mon regard

Par sa nudité même acquiert une présence,
Et, comme un marbre antique ou comme un Michel-Ange,
Comme les voluptés ardentes du Bernin
Il jette sa lumière sur un sombre destin.

Auguste, dressé là, épaules à l’oblique,
Une jambe pliée et sa tête penchée
Contre sa clavicule, on dirait un titan
Dans le calme endormi. Et voici qu’à ses pieds

Ce Jules, ce Victor, défenseurs de l’élite,
Vulgaires, débraillés, veulerie extasiée
Par le sort de la guerre, épatés dans leur crasse ;
Sourient, tout à leur aise, au seuil de l’objectif,

Qui consigne, pour moi, cette mémoire muette.
Qui saura votre nom, ouvriers, ravaudeuses,
Maçons, carriers, tailleurs, blanchisseuses, manants
Qui ont cru au bonheur comme au temps des cerises ?

Vous n’êtes plus qu’images, grises, noir et blanc,
Offertes aux passant cherchant, en ce scandale,
À s'emplir du recueil de vos douleurs anciennes,
Qu’un œil, jadis, fixa, froidement sur des plaques.

août 2006

Publié dans Citoyen

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D
Chouette ! ... Reste plus qu'à retrouver cette fameuse photo ....
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