Aux chiffonniers

Publié le par Lionel Droitecour

Aux chiffonniers

Il est d’étranges lieux où vont les âmes mortes,
Cimetières d’objets des cœurs sans héritage,
Des entrepôts ouverts à la presse des foules
Qui cherchent à l’encan une bonne fortune.

J’y vais perdre mon temps quand le temps m’importune,
Renifler, d’un passé, qu’un sablier refoule,
Les miasmes d’autrefois, vestiges d’un naufrage,
Ebréchés, empilés, qu'une marée remporte.

Et le consumérisme ici trouve sa fin
Dans l’espérance nue d’un peuple sans murmure,
Anonymes désirs, satiétés des défroques
D’une génération rendue à la poussière.

Des regards résignés glissent aux étagères
Soupèsent la valeur de ce rêve qu’ils troquent,
Songe d’une opulence évadée sous l’azur :
Une seconde main n’apaise cette faim.

Une morne industrie appareille ces choses,
Range, mais vaguement, ce vieux tas de bricoles,
Bizarre agencement de meubles sans raccords,
Lustres sans apparat, dorures sans éclat.

Cette friche, jardin que quelque gueux sarcla,
Me semble, rogatons échoués dans ce port,
Une moisson germée où mon œil se désole
Et cherche les échos de quelque voix morose.

Enclose en ce dédale il est une mémoire,
Ici git le tombeau d’un chœur pharaonique,
Celui d’un peuple éteint, atone, enseveli,
Capharnaüm absurde où expire un destin.

Nous eûmes ici bas, certes, quelques festins,
Mais tant de jours glacés, où le cœur a failli,
Et ce vaste chagrin que n’éteint la supplique
Face au cri réprimé qui monte de nos moires.

Et pour seul truchement à la peur de l’angoisse
Cette geste insensée d’amonceler toujours,
Transformant notre égo, notre force et nos joies
En cette litanie de prendre et de manger.

Un peu plus chaque jour à soi-même étranger
À pleines mains l’on puise en se souillant les doigts,
Ivre de possession, dépossédé d’amour,
Mais cet avoir maudit, sans avenir, nous poisse.

Oh, tristes souvenirs aux berges d’amnésie,
Nos noces, nos petits, tous ces anniversaires
Epandus, sans emploi, déballés et perdus
Face à l’indifférent qui passe et déambule.

Ici meurt à jamais l’œuvre sans préambule
D’une vie sans objet dans l’éther éperdue,
Qui s’efface, sans bruit, dans l’attente vulgaire
D’un prix sur un étal ou d’une frénésie.

Et dans ce grand foirail où des enfants s’égayent,
Pour troubler de leur ris cette désespérance,
Il est une agonie qui pousse un dernier râle,
Passante inconsolée, vague dans l’océan.

Et cette marche lente induit vers le néant
Un parcours qui intente aux portes sidérales
Le procès des débris que sont nos existences,
Où quelque juge absent éludera nos veilles.

juin 2010

Publié dans Sensation

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